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Par modigliani le 20 Novembre 2011 à 17:41
A Madagascar, il est des noms qui enflamment l'imagination et Ilakaka est de ceux-là, un lieu où la fièvre du saphir sévit toute l'année. Les hommes sont devenus fous ; ils ont tourné le dos au Fanahy (valeur spirituelle malgache) pour faire face aux ténèbres. Et même si les temps fastes sont terminés, Ilakaka et sa région continueront pendant longtemps à faire tourner les têtes.
Ilakaka est situé sur la Route Nationale 7, entre Tuléar et Fianarantsoa, à la sortie du massif ruiniforme de l'Isalo. Tout cela a commencé un beau jour de chaleur du mois d'octobre 1998. Un paysan de l'ethnie Bara découvre par hasard un caillou aux reflets bleutés. C'est un saphir. Puis d'autres saphirs sont trouvés dans les dépôts alluvionnaires de la rivière. Impossible de garder un tel secret, la ruée humaine vers le Sud malgache démarre immédiatement. Tout cinéphile a en mémoire le film de Charlie Chaplin « La ruée vers l'or ». Il racontait la découverte en 1858 du métal doré en Californie qui attira tel un aimant des hommes de tous âges. Ceux-ci quittèrent leur famille et leur travail. Beaucoup d'éléments communs avec Ilakaka. Le saphir est une pierre précieuse de la famille des corindons. Sa couleur peut être jaune, rose, verte ou noire, voire incolore mais le plus recherché est le vatomanga, la pierre bleue. La zone gemmifère recouvre plus de 100 kilomètres, englobant les communes de Betioky, Manja, Saharaka, Sakalama et Ankazoabo. Des pierres fines de moindre valeur font également l'objet de prospections. Ilakaka est désormais le plus gros gisement de saphirs du monde, mais les meilleurs filons ne sont pas à Ilakaka. Les géologues estiment que son exploitation ne sera pas terminée avant au moins quarante ans. Tous ces hommes – tous ! - partagent le même espoir ténu d'effacer les misères passées en découvrant la pierre bleue qui changerait leur existence. Alors, ils tentent leur chance dans des mines anachroniques, au péril de leur vie et pour un travail finalement peu rentable. Quatre-vingt quinze pour cent d'entre eux ne trouveront jamais rien et iront grossir les rangs des miséreux. Sur les cinq pour cent restants, trois pour cent découvriront de petits cailloux qu'ils écouleront difficilement et les deux pour cent auront la chance de tomber sur une magnifique pierre bleue.
Si l'on comptait une quinzaine de cabanes en 1998, l'insignifiant hameau est devenu aujourd'hui une agglomération de plus de 150 000 personnes ; une ville-champignon où l'absence d'organisation de l'habitat a fait naître un assemblage de constructions des plus hétéroclites à l'hygiène épouvantable regroupées par villages, les fokolona. Les bars et les gargotes ont fleuri le long de la Route Nationale, l'artère principale de la ville. C'est Capharnaüm multiplié cent fois par Capharnaüm avec maintenant un rubis à la place du cœur ! Ça grouille de monde entre les piétons, les camions et les taxis-brousse de toutes espèces. Ilakaka est désormais une étape obligée pour les véhicules qui empruntent la Route Nationale. Des conflits d'intérêt se font jour entre les titulaires de permis et les membres des fokolona. Il y a ainsi deux formes d'exploitation du saphir. D'un côté, des gens légalement autorisés demandent à la puissance publique une certaine garantie pour la sécurité de leur investissement. Les permis octroyés permettent d'exploiter un ou plusieurs carreaux. Un carreau correspond à 2,5 km2.
De l'autre, des arrivants qui se transforment en mineur du jour au lendemain, sans autorisation. Ils s'infiltrent sur les carreaux de ceux dûment autorisés, d'où une exploitation légale et une exploitation illicite.
Tout évoque une espèce de Far West : le rhum coule à flot, la drogue n'est pas en reste, on joue jusqu'à perdre sa chemise voire pire car la vie humaine a moins de valeur que le saphir. Et quand les démangeaisons du caleçon se font pressantes, les filles, irrésistibles tentatrices du pêché de chair, vous font les yeux doux pour mieux vous baisoter ou arnaquer. Et il y a de magnifiques arnaques ! L'ivrognerie guide les pas de ces naufragés usés par leur labeur quotidien. Certains deviendront des épaves. Tous battent la dèche dans les bars et autres gales de nuit bourrés à craquer. Bref, un Eldorado tropical digne de l'enfer.
Autour de la ville, un décor chaotique et timoré s'offre aux regards. Quelle guerre, quelle catastrophe, après tant d'années, laisseraient derrière elles de telles traces ? La surface du sol est trouée comme un gruyère bien mûr sur des kilomètres. Les terrains miniers suivent les bords supérieurs de la rivière. Çà et là des mines en pleine activité, d'autres désaffectées. Armés de pioches et de l'angady (la pelle traditionnelle), les hommes creusent des fosses dans le grès tendre afin d'atteindre le niveau alluvionnaire, là où se niche le saphir. Certaines, profondes de 60 mètres et aux diamètres aussi larges, portent des noms évocateurs de leur gloire passée tels que « Banque Mondiale » ou « Banque Suisse ». Or une fois, un homme trouva dans l'une de ces fosses un saphir d'une taille exceptionnelle. La frénésie était à son comble. Si la suite de cette histoire fabuleuse s'est perdue dans la poussière, elle produit toujours son effet. Les hommes continuent à descendre à mains nues à travers les dépôts de graviers déposés le long des parois et que les Malgaches appellent lalam'bato (le chemin des pierres). Sur ces chemins singuliers, les à-pics sont si impressionnants qu'ils peuvent vous donner le vertige. La mine que l'on voit le plus souvent est constituée par un trou vertical d'un mètre de diamètre et dont la profondeur varie entre cinq et vingt mètres. Le mineur rentre dans un sac de toile jusqu'à mi-corps et descend lentement le long d'une corde grâce à une manivelle actionnée par l'un de ses collègues. Arrivé au fond et sous la lumière d'une unique bougie, il creuse une galerie à l'horizontale, la terre étant remontée dans des sacs. Elle sera ensuite tamisée dans la rivière. Et quand le pauvre hère sort enfin du puits, la peau ruisselante de sueur, c'est bredouille mais avec toujours la fièvre aux yeux. Demain, il recommencera, plein d'une force nouvelle. Une si belle volonté pour un résultat bien injuste.
La découverte du saphir a perturbé les habitudes de la population locale. Beaucoup de Bara abandonnent momentanément l'agriculture au gré des saisons pour venir ici. Le travail agricole rapporte peu, tandis que les mines font rêver. Différentes catégories sociales débarquent jour et nuit des quatre coins de l'île : d'anciens fonctionnaires, des chômeurs, des étudiants ou de jeunes employés. Dans ce désordre fou, tous ne se destinent pas à la mine. Certains deviennent commerçants, intermédiaires entre les mineurs et les acheteurs, ou trafiquants en tous genres. Enfin sont présents des mineurs et des orpailleurs provenant d'autres gisements de la Grande Ile. Ce sont donc autant des ruraux que des citadins qui œuvrent dans la région. Toute une humanité démunie et démesurée ayant répondu à l'appel des chimères. Les conséquences de l'extraction ne s'arrêtent pas là. La rivière, dont l'eau était autrefois potable, a été polluée par l'affluence de ces milliers de personnes. Des hommes, femmes et enfants y tamisent la terre extraite des carrières. Cette terre a fini par ensabler son cours. La turbidité de l'eau n'empêche pas les gens de se laver dans la rivière, faute d'eau courante dans leurs cabanes. Il n'est pas rare de constater des cas de dysenterie.
L'eau pose un vrai problème. Trois citernes ravitaillent en eau courante seulement 600 abonnés. Pour tous les autres, ce sont les femmes et les enfants qui vont à pieds chercher le liquide précieux vers une source distante de sept kilomètres d'Ilakaka. Quantité d'ordures malodorantes s'accumulent près des carrières. Tout ce qui appartient au monde des déjections lourdes et légères se trouvent ici à l'air libre, entremêlées pour le plus grand plaisir des chiens errants. La savane à palmiers a subi de plein fouet les atteintes excavatrices des mineurs, ces assassins de la nature. Des plantes rares, inconnues du reste du globe, il ne reste plus rien : disparues, broyées feuilles après feuilles – plus rien, qu'un trou, une blessure béante dans la pierre, à vif, rouge encore, jusqu'au plus profond de ses entrailles. La terre saigne, appelle au secours, mais personne ne l'entend ou ne veut l'entendre. A la vitesse où s'agrandit le gisement, l'ANGAP (Agence Nationale pour la Gestion des Aires Protégées) tente de trouver des solutions pour protéger le parc de l'Isalo, situé à vingt kilomètres au nord d'Ilakaka et où, dit-on, il y a aussi du saphir. Les concessions des compagnies minières s'en rapprochent de plus en plus, ce qui est plutôt inquiétant pour l'avenir du site éco-touristique le plus fréquenté de la Grande Ile.
Indolente la journée car vidée de ses mineurs, Ilakaka garde une faune humaine interlope où seuls les commerçants et les acheteurs tirent leur épingle du jeu. Parmi ces derniers, les grands spécialistes internationaux sont les Thaïlandais et les Sri Lankais. Un œil exercé leur permet de choisir les plus beaux saphirs encore bruts. Quatre-vingts pour cent de ces saphirs sont expédiés dans les ateliers de Bangkok où ils seront taillés et traités thermiquement dans une substance colorante à 1600 degrés. Le but étant d'accentuer la densité du bleu d'origine. Bangkok est la plaque tournante du commerce mondial du saphir. Peu après le crépuscule, les mineurs reviennent en ville. Quelques acheteurs à l'âme de « pirates » arraisonnent sans gêne aucune les taxis-brousse qui passent et à bord desquels se trouvent les mineurs. Les transactions se font alors près de la Route Nationale, mais le plus souvent, elles ont lieu au comptoir d'Ambarasy-Ilakaka, placé légèrement à l'écart du village. Ce comptoir, entouré par une haute palissade en bois, comprend une soixantaine de bureaux d'achats alignés les uns après les autres et surveillés par des gardes, le fusil au poing. Aux heures avancées de la nuit, Ilakaka change de physionomie. Presque chaque soir, surtout vers une heure, des coups de feu sont tirés. C'est le moment où les groupes électrogènes qui alimentent la ville cessent de fonctionner. Alors qu'ailleurs sur la Grande Ile, la nuit est propice au repos, ici, elle ne fait que réveiller la folie des hommes. Ilakaka concentre davantage de délinquants que les autres villes et le mélange avec les mineurs est parfois explosif. La population croît sans cesse. L'ordre public est assuré tant bien que mal par une brigade de gendarmerie installée au centre d'Ilakaka.
Les mines présentent des conditions de travail quasi inhumaines. En début d'après-midi, il fait déjà très chaud au fond des puits. Les hommes transpirent par tous leurs pores, travaillant sans relâche, malgré l'air confiné. Un boyau qui s'écroule et c'est la fin du rêve ! Hélas, nul n'est irremplaçable et il y aura toujours quelqu'un pour réactiver la mine. Chaque année, notamment pendant la saison des pluies, des mineurs périssent ainsi, ensevelis. Selon la rumeur publique, et dieu sait si elle fonctionne bien à Ilakaka, la mine, entre les accidents et les meurtres, aurait tué plus de trois mille hommes depuis sa découverte. Même en se remontant le moral à coups de rhum, les limites sont vite atteintes. Non, la vie ne vaut pas chère à Ilakaka. La mort sait rompre violemment le destin des crève-la-faim abusés par le mythe de l'argent facile. Innombrables cohortes d'esclaves volontaires, mûs par le seul appât du gain et dont les véritables bénéficiaires ne mettront jamais leurs pieds dans un puits. Exténués par la pénibilité du travail et la chaleur accablante, découragés par la faiblesse des rendements, les hommes repartent dépités, leurs espoirs évanouis pour toujours et les poches vides comme à leur arrivée. Comment cette pierre, aussi belle soit-elle, mais sans intérêt pratique peut susciter autant de passions ? Est-ce sa rareté, les vertus curatives qu'on lui prête ? Quoi qu'il en soit, des milliers de gens continuent à s'entasser dans le moindre espace vital d'Ilakaka. Les raisons ? La misère, mais pas celle qui existe en Occident. Seuls la connaissent ceux qui l'habitent et elle est à couper le souffle. Aucune assistance n'existe sur la Grande Ile. La survie est quotidienne pour plus des trois-quarts des Malgaches qui crevotent à petits feux dans une vie éphémère. Tout est bon pour échapper à son sort, et le saphir est l'une de ces bouées de sauvetage. Qui pourrait le leur reprocher ?...
La région dort sur des milliards d'Ariary (monnaie malgache), mais à l'instar de ce qui se passe dans l'île, elle ne profite guère de ses richesses. Grâce à l'exportation clandestine des pierres précieuses, des nationaux, bien placés et influents, ont amassé des fortunes colossales, au détriment de leur pays. Le code minier malgache stipule pourtant que les substances minières brutes ou transformées ne peuvent circuler sur le territoire qu'accompagnées d'un laisser-passer officiel. Quid de leur sortie du territoire ? Savoir graisser la patte est tout un art à Madagascar. Pour l'heure, l'incurie des pouvoirs publics sur le contrôle de la production des saphirs n'engendre aucune redevance minière. Dans l'attente éventuelle de la création d'un bureau d'administration minière, chargé de vérifier le circuit du saphir, de l'extraction à la vente, l'Etat malgache pourrait s'inspirer d'un pays comme le Botswana. Les compagnies internationales qui exploitent son sous-sol riche en or versent à l'Etat Botswanais de grosses redevances. Ces sommes sont ensuite réinvesties dans le développement du pays. Quelques-unes de ces compagnies sont déjà présentes à Madagascar, et il y en a de plus en plus. Equipées de machines puissantes et modernes, elles expulseront sans distinction les petits mineurs indépendants. Cependant, pas question de laisser échapper une telle manne humaine, laquelle sera employée sous la forme d'une main-d'œuvre docile et peu payée. La chair se négociera au vu et au su de tous sans susciter la moindre réaction. Le SMIC à Madagascar est de 35 euros ! Tous les bénéfices possibles sur le dos de la misère... Ainsi, au final, le quotidien du mineur restera inchangé. L'Etat, principal garant de l'Etat de droit, saura-t-il enfin faire respecter ce noble principe dans un secteur qui a longtemps été des plus anarchiques ? Les richesses naturelles de Madagascar ne sont pas inépuisables. Et puis, ne dit-on pas que le saphir d'Ilakaka se tarit de plus en plus ? Ses entrailles fatiguées ne livrent désormais que le strict nécessaire aux mineurs : tout juste de quoi ne pas les laisser mourir de faim – tout juste de quoi les tenir au piège. Cruel et infiniment tragique. Ici, la vie est informelle. Ilakaka porte déjà les stigmates de la souffrance humaine. Et l'histoire se répète. Une nouvelle ruée vers le saphir enflamme les esprits depuis la découverte d'un filon dans le village d'Ambodiapaly, à une quarantaine de kilomètres de Toamasina, en pleine brousse.
Voici venue l'heure troublante du crépuscule. Sur un monticule de terre, là où aucune ampoule digne de ce nom n'y a jamais éclairé quoi que ce soit, on distingue la silhouette, incertaine, des minuscules cahutes en bois. Un peuple d'ombres y grouille. Dans un dénuement total, malgré la crasse, les règlements de compte, la maladie, les Malgaches rêvent encore d'utopies. C'est le rêve d'un billet gagnant dans cette immense loterie. A coups de pelles...
P.M
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